Interlude

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"La rêverie... est-il bien possible d'arrêter au passage cette personne fuyante, qui entend ne profiter de rien aussi bien que de nos moments d'inattention ? Chacun sait qu'elle a son palais très haut dans l'air et que ce palais est des plus mobiles. Il arrive que l'œil humain, abdiquant pour un instant la faculté de voir, se trouve sollicité par un point vierge de l'espace jusqu'à faire abstraction de tout ce qui n'est pas lui et à ne pouvoir s'en détacher tant que la fixité même de la contemplation ne l'entraîne pas à s'abîmer dans la trajectoire d'un phosphène. C'est une sensation assez complexe, je suppose que chacun l'a éprouvée : à l'analyser il s'y mêle quelque chose de très agréable à quelque chose d'assez pénible comme sans doute dans tout ce qui est de caractère hypnotique, mais je pense qu'en général on l'analyse beaucoup moins qu'on ne s'y abandonne. Instant précieux en tout cas, sur lequel il n'est pas non plus défendu de rêver. C'est comme si une des fenêtres du palais venait de s'ouvrir, encadrant la Rêverie en personne dans l'irrésistible séduction qu'exercent les premières héroïnes de Maeterlinck. Lorsque le charme cesse on peut penser aussi - mythiquement - qu'un dragon tout autour du palais a repris sa garde, que sa clameur recommence à emplir les voûtes et que la fenêtre s'est fermée.
La rêverie... oui, elle doit avoir ses traits assez différents pour chacun de nous, bien que nous communiquions volontiers avec celle de tel ou tel autre et que celle des poètes se soumette la nôtre, parfois. De même la puissance contraignante qui veille durant le jour à ce que la rêverie n'ait pas trop durable prise sur nous dispose de moyens assez variables. En ce qui me concerne elles se présentent à moi, l'une sous les aspects de la toute-transparence, l'autre de l'opacité absolue. Disons : une jeune femme merveilleuse, imprévisible, tendre, énigmatique, provocante, à qui je ne demande jamais compte de ses fugues, ne m'en prenant qu'à moi-même : ce sera la rêverie et un homme âgé, lourd, dur et gourmé, qui ne la perd guère de vue, semble n'être là que pour la rudoyer et l'éloigner de moi, chaque fois que nous sommes ensemble, en se prévalant des droits du tuteur. Dans le secret de mon cœur ils répondent respectivement aux noms de Titania et de Garo. Cette présentation faite, je les laisserai tout à l'heure se manifester eux-mêmes : je ne doute pas que vous les connaissiez sous d'autres noms, voire sous d'autres apparences. Je ne puis témoigner que de la manière dont ils se comportent sous mon toit."

André Breton - Alouette du Parloir

Photos : Bunny

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